Le trouble bipolaire, malgré les avancées en matière de santé mentale, reste un des diagnostics psychiatriques les plus mal compris par le grand public. Bien souvent, il est entouré d’un épais brouillard de clichés, de jugements erronés et d’imaginaire collectif peu fidèle à la réalité. Ce décalage entre la perception sociale et la réalité clinique a des conséquences concrètes : il freine le diagnostic, isole les personnes concernées et les expose à une stigmatisation injuste. Aller au-delà des clichés, c’est donner à voir une image plus nuancée, plus humaine et plus juste de ce trouble psychique.
Dans l’esprit de beaucoup, les troubles bipolaires sont encore associés à une instabilité émotionnelle permanente, à une forme d’excentricité ou même à une dangerosité supposée. Il n’est pas rare d’entendre dire qu’une personne bipolaire serait incapable de stabilité, qu’elle pourrait basculer en quelques secondes de la joie à la colère, ou qu’elle ne serait pas apte à prendre des responsabilités. Ces représentations, souvent issues de récits caricaturaux dans les médias ou les fictions, ne reflètent pas la réalité vécue par les patients.
En vérité, le trouble bipolaire est une affection complexe, qui se manifeste par des épisodes d’humeur anormalement élevée (manie ou hypomanie) alternant avec des épisodes dépressifs. Ces phases peuvent être espacées de périodes où l’humeur est stable — ce qu’on appelle l’euthymie. Une personne bipolaire peut passer plusieurs mois, voire des années, sans épisode aigu, surtout si elle bénéficie d’un suivi thérapeutique efficace. Il ne s’agit donc pas d’un état de chaos permanent, mais d’un trouble cyclique, avec des phases distinctes et souvent prévisibles.
Un autre cliché tenace veut que les troubles bipolaires ne toucheraient qu’une minorité de personnes aux comportements marginaux ou aux personnalités extrêmes. En réalité, le trouble bipolaire concerne environ 1 à 2 % de la population mondiale, sans distinction de genre, de classe sociale ou d’intelligence. Il peut apparaître dès l’adolescence ou au début de l’âge adulte, et touche des individus de tous horizons. Certains mènent une vie « normale », stable, professionnelle et familiale, souvent sans que leur entourage soit pleinement conscient de leur diagnostic.
Le regard réducteur porté sur la manie — souvent perçue comme une simple euphorie ou une exubérance « créative » — est également problématique. Si certaines personnes bipolaires font preuve d’une créativité remarquable durant ces épisodes, la manie peut aussi comporter une perte du jugement, des comportements à risque, une désinhibition excessive, voire des épisodes psychotiques. Elle peut entraîner des décisions aux lourdes conséquences : surendettement, ruptures, conduites addictives, hospitalisations. Ce n’est pas une phase « joyeuse » ou enviable, comme certains pourraient le croire, mais un épisode potentiellement dévastateur.
De même, la phase dépressive du trouble bipolaire n’est pas une simple baisse de moral. Elle peut être particulièrement sévère, avec un risque élevé de suicide. On estime d’ailleurs que jusqu’à 20 % des personnes atteintes de trouble bipolaire font une tentative de suicide au cours de leur vie, et que le risque de mortalité prématurée est significativement accru. Ce chiffre seul devrait suffire à rappeler que nous ne sommes pas ici face à un trouble anodin ou exagéré, mais à une pathologie sérieuse, qui demande un accompagnement médical rigoureux.
Ce qui est souvent invisibilisé par les clichés, c’est le quotidien des personnes bipolaires : les efforts constants pour maintenir un équilibre, la rigueur qu’impose le suivi médicamenteux, les ajustements de vie nécessaires, et parfois, le poids du regard des autres. Car derrière chaque diagnostic, il y a des parcours singuliers, des relations à reconstruire, des carrières à adapter, et un chemin vers l’acceptation de soi.
Un autre point crucial dans la déconstruction des clichés est l’approche du traitement. Contrairement à ce que certains pensent, il ne suffit pas de « prendre une pilule » pour aller mieux. Si les traitements médicamenteux (stabilisateurs de l’humeur, antipsychotiques, antidépresseurs) jouent un rôle fondamental, ils ne sont qu’un des éléments d’un accompagnement global. La psychothérapie, l’éducation thérapeutique, le soutien familial et les adaptations de l’environnement sont tout aussi essentiels. Le travail d’auto-observation, l’identification des déclencheurs, la gestion du sommeil et du stress font également partie intégrante du processus de stabilisation.
Enfin, il est crucial de souligner que les troubles bipolaires ne définissent pas une personne dans sa totalité. Réduire quelqu’un à son diagnostic, c’est nier la richesse de son identité, de ses compétences et de ses aspirations. Une personne bipolaire peut être artiste, enseignant, parent, entrepreneur, ami — comme tout un chacun. Elle peut traverser des périodes difficiles, mais aussi vivre des moments de grande clarté, de tendresse, de lucidité, de force.
Changer notre regard sur les troubles bipolaires, c’est donc renoncer à la facilité des clichés. C’est choisir d’écouter, de comprendre, de s’informer. C’est faire preuve d’empathie au lieu de jugement. Et surtout, c’est contribuer à bâtir un monde où les personnes vivant avec un trouble psychique peuvent s’exprimer sans honte, être aidées sans être stigmatisées, et trouver leur place, pleinement, dans la société.